vendredi 22 septembre 2006

LA PLUME DU PETIT SAUVAGE - NOUVELLE - DIX DOIGTS


Hervé se réveilla, ce matin là, avec une sensation curieuse. Son sommeil, bien que calme, ne lui avait apporté aucun repos, si bien qu’il se sentait encore plus fatigué que la veille. Ses membres courbaturés, ses traits tirés, ses yeux gonflés, tout en lui semblait lui dire « dors ! encore! »

Mais il, était 6h45 et la radio déblatérait son flot d’informations plus ou moins réjouissantes.

Hervé se redressa et frotta ses yeux. Sa main gauche était un peu engourdie, il ne sentait plus ses doigts.

Quand il ouvrit les yeux, pour regarder sa main, il vit qu’il en manquait un.

Hervé, en se couchant hier, avait dix doigts. En se levant ce matin, le même Hervé n’en avait plus que neuf. A la place de l’auriculaire gauche, il pouvait voir une petite boursouflure, parfaitement cautérisée, au niveau de la base de la première phalange.

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Je me suis levé ce matin avec une méchante gueule de bois, sans me souvenir parfaitement des évènements de la veille.

Pff, dur….

L’alcool n’aide pas à oublier les problèmes, en fait, c’est même le contraire, on est bourré et amnésique pendant un soir, et le lendemain, on reprend tout en pleine figure, comme un boomerang que l’on aurait violemment lancé la veille au soir.

Je passai la main sur ma joue. Il était temps que je me rase. Je fais partie de ces hommes qui n’ont vraiment pas de chance, ceux qui sont mi-glabres. Pas assez de poils pour faire viril, juste assez pour faire ado attardé au bout de trois jours sans rasoir.

Puis j’ai jeté un œil rapide sur mon portable. Un sms d’Eva. Qui est Eva ? M’en souviens pas.

Elle me dit : « ce soir ça te branche encore ? »

Je lui réponds « ouais, pourquoi pas », histoire d’en savoir un peu plus sur cette proposition.

J’ai filé dans la salle de bains, et fait couler un franc filet d’eau glacée pour me remettre les idées au clair.

Tandis que je fermais les yeux sous l’eau bienfaisante, j’ai revu cette image terrible qui me hantait depuis des jours : un homme qui perd ses doigts.

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Hervé avait cherché partout son auriculaire. Mais une chose était sûre, après avoir retourné toute la maison : il n’était pas chez lui.

Hervé était livide et ne savait que faire. Il ne souffrait pas. Il n’avait rien senti. Mais il était terrorisé à l’idée, certes pour le moins terrorisante, que quelqu’un, cette nuit, s’était introduit chez lui et l’avait amputé d’un doigt à son insu.

Il appela son job pour dire qu’il était malade.

Et s’il l’était, malade ? Et si c’était lui qui s’était amputé le doigt ? Une crise aiguë et violente de somnambulisme, par exemple ? Ou bien s’il avait eu un accident et une perte de mémoire immédiate ?

Hervé passa sa journée à appeler ses amis, son ex-femme, ses parents, sa famille, ses collègues, ses enfants, pour savoir si l’un d’eux était passé chez lui la nuit dernière.

Mais personne n’était passé.

Puis, il appela les hôpitaux, et le service central des urgences de nuit.

Mais personne ne l’avait vu dans un hôpital cette nuit là.

De peur de passer pour un fou, il n’en parla à personne et passa le reste de la journée terré chez lui. Le plus plausible était effectivement qu’il se fut auto-mutilé, et qu’il n’en ait gardé aucun souvenir.

Cette perspective schizophrène le repoussait encore plus loin dans les terrains d’une peur vertigineuse et nouvelle.

Hervé s’endormit, vers 2h du matin, sur le sofa du salon, bercé par les voix des commentateurs de documentaires animaliers.

Le lendemain, il fut réveillé par les rayons d’un soleil de novembre inattendu.

Il se redressa du sofa et entendit quelque chose glisser par terre. Il se pencha, et vit son alliance reposer sur le tapis moelleux aux motifs nordiques qui ornait son living.

Un frisson courut le long de son échine.
Hervé regarda sa main gauche. A la place de l’annulaire, il pouvait voir une petite boursouflure, parfaitement cautérisée, juste à côté de celle d’hier.

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Ma journée s’est mal passée. Mon boulot ne me permet pas de me laisser envahir par des inquiétudes, des angoisses, des visions perturbantes.

Or, toute la journée, j’ai vu et revu cet homme qui perd ses doigts, cet homme qui se réveille chaque matin avec un doigt en moins. Mes visions sont curieusement sereines et non violentes, il n’y a pas de sang, pas de cris, juste cette main dont un doigt disparaît chaque matin.

C’en est venu à un point où je suis passé voir un de mes amis médecins pour lui demander de me confirmer s’il était envisageable d’amputer un homme d’un doigt durant son sommeil sans qu’il ne se rende compte de rien, et de faire en sorte qu’à son réveil, la plaie soit parfaitement refermée, sans pansement, ni point de suture, sans trace de sans coagulé, ni cicatrice apparente.

A ma grande stupeur, il m’apprit que oui.

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Hervé avait appelé son meilleur ami, Marc, qui regardait non sans stupeur la main amputée de ses deux doigts.

C’était très curieux et très précis, quasi chirurgical. Il n’y avait aucune trace de sang, pas de points de suture, pas de cicatrice, rien, juste une espèce de mini moignon à la place de ses deux doigts.

Marc ne savait pas quoi dire. En son for intérieur, il pensait qu’Hervé sombrait dans la démence, et que tout avait commencé par le divorce, il y a quelques mois. Du divorce à la dépression, il n’y a qu’un pas, et de la dépression à la démence, il n’y a qu’un doigt… Ou deux…

Marc savait donc ce qu’il y avait à faire. Appeler les urgences psychiatriques. Mais Hervé était quand même son meilleur ami depuis plus de vingt ans, et être celui qui fait enfermer son meilleur ami, ça n’est pas un rôle facile à assumer.

Il décida donc de rester chez Hervé cette nuit là, afin de l’aider à veiller. Car Hervé avait une idée précise en tête : ne pas dormir de la nuit et voir ce qui allait se passer. Est-ce que quelqu’un allait tenter d’entrer par effraction chez lui ? Est-ce que rien ne se passerait ?

En tous cas, Hervé était sûr d’une chose : cette nuit, personne, même pas lui, ne l’amputerait d’un doigt.


Hervé et Marc discutèrent toute la nuit. Pendant de brèves minutes, l’un ou l’autre s’assoupissait, mais ils se tiraient vite, mutuellement, de leur torpeur.

Au matin, Hervé était soulagé. Ils avaient quasiment fait nuit blanche, et il n’y avait rien eu à signaler.

Il se leva, et se dirigea vers les toilettes. Il baissa son caleçon de sa main droite et voulut saisir son pénis de sa main gauche.

Marc entendit un cri soudain et le bruit d’un corps qui chute. Hervé était affalé sur la cuvette des toilettes, à moitié dément. Son majeur gauche avait été coupé pendant la nuit.

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On peut très bien amputer quelqu’un d’un membre en quelques minutes, et immédiatement cautériser la plaie à l’aide de la technique médicale de cryogénisation. Largement employée par les services médicaux des armées du monde entier, notamment dans le cadre des opérations sur le terrain, cette technique, à base de projection d’azote froid, permet une amputation nette, et une cicatrisation quasi immédiate, en brûlant par un froid intense les chairs mortes et en les faisant se souder sur le moignon résultant de l’amputation.

Voilà ce que m’avait appris mon ami médecin.

Mon esprit continuait d’être hanté par des doigts coupés et des mains amputées. Il fallait que je me change les idées.

J’allais voir Eva. Je m’en souvenais maintenant. Une petite brune magnifique, aux cheveux courts et aux tous petits seins. Eva ressemblait à Jean Seberg, l’actrice flamboyante qui donne la réplique au tout aussi flamboyant Jean Paul Belmondo dans « A Bout de Souffle » de Jean Luc Godard. Eva était belle et impromptue.

Cette nuit là, je fis beaucoup de choses avec mes dix doigts.

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Ce n’était pas Hervé, Marc l’aurait vu. Quelqu’un avait du veiller toute la nuit et attendre que les deux hommes fussent assoupis pour entrer et couper le doigt du pauvre Hervé.

Ce dernier avait repris ses esprits, et dans sa tête, il n’y avait qu’une possibilité. Ils avaient passé la nuit à deux, cela était donc forcément l’un d’eux. Hervé savait très bien qu’il n’était pas fou. Par contre, il commençait sérieusement à douter de Marc.

Il lui demanda de partir.

Resté seul, il contempla sa main gauche. Trois petites bosses, un index, et un pouce. Mais que se passait-il ? Qui faisait ça ?

Il appela la Police. Peut être aurait-il du faire ça depuis le début.

Une patrouille vint chez lui. Ils firent des relevés d’empreintes, et l’interrogèrent longuement.

Il ne semblait pas y avoir eu d’effraction, ce qui laissa les Policiers perplexes. Ils promirent toutefois à Hervé de laisser un homme en faction devant sa maison cette nuit.

La nuit se passa, tranquille. Le policier de garde rentra au poste à huit heures du matin, et fit son rapport, bref et banal : « aucun mouvement entre 21h30 et 07h45 du matin ».

Quant à Hervé, terrorisé, il contemplait sa main gauche, dont il ne restait plus que le pouce.

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Je n’ai jamais revu Eva.

De toutes façons, mes histoires d’amour ont toujours eu la fâcheuse tendance de très vite se transformer en souvenirs.

A peine aimée, Eva était déjà un souvenir. Non que je le veuille particulièrement, mais elles ne préfèrent pas rester. Peut être est-ce parce que je suis mi-glabre ?

Je dors de plus en plus mal. Mes nuits sont de plus en plus agitées, je les vis sanglantes, giclantes, je me réveille sur des lits de doigts encore chauds et frémissants, quand je n’ai pas moi-même l’impression de ne plus avoir les miens.

Cette idée me hante de façon odieuse et insistante.

Hier, j’ai acheté une bouteille d’azote liquide.

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Hervé n’appela plus la Police.

Il se dit qu’il devenait fou. Il pensait de plus en plus sérieusement être l’auteur de ces mutilations propres et stériles. Ou alors c’était Marc. Mais pourquoi Marc ? Pourquoi ferait-il ça ?

De toutes façons, il devait en avoir le cœur net. Du fait que la nuit où Marc a veillé avec lui, le drame s’est quand même produit, il ne peut y avoir que deux suspects.

Et il avait les moyens d’en neutraliser tout de suite un.

Hervé attachait souvent sa femme, du temps où ils s’aimaient. Il sortit donc la paire de menottes conjugales de sa table de chevet, et s’attacha au radiateur en fonte de la cuisine.

Il prit soin de garder son téléphone près de lui, programmé sur le numéro de Marc, qu’il appellerait le lendemain pur lui demander de le détacher.

Il jeta la clé des menottes à l’autre bout de la cuisine.

Dans cette position masochiste et inconfortable, il tenta de lutter contre le sommeil toute la nuit, mais sur le coup des cinq heures du matin, n’y tenant plus, il s’assoupit.

Quand il se réveilla, il n’avait plus de pouce gauche. Les cinq doigts de sa main gauche avaient été coupés. Un par jour. Le tout parfaitement opéré, sans douleur, sans cicatrice apparente, laissant juste sur chaque base de phalange une petite boursouflure un peu sensible.

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Tout était plus clair dans ma tête.

Je comprends mieux à quel point cela doit être horrible d’être dépourvu de ses doigts. La main est ce membre unique qui nous différencie des animaux. Les doigts sont une œuvre d’orfèvrerie biologique inégalée, un outil parfait, précis, fin, délicat. Les mains saisissent, construisent, caressent, indiquent, écrivent, dessinent, créent. Les mains sont le reflet de nos savoir faire, de nos âmes, de nos acquis, de nos évolutions.

Perdre chaque jour un de ses doigts d’une manière inexpliquée et inéluctable, voilà bien un paroxysme de l’horreur.

Mais pourquoi cette idée me hante-t’elle ? J’en ai bien saisi la force, la portée, mais pourquoi vis-je avec depuis de si longues semaines ?

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Tout était clair dans la tête d’Hervé. C’était Marc.

Il l’avait appelé pour lui demander de le libérer. Marc était venu rapidement.

Une fois détaché, Hervé se jeta sur lui dans un flot d’injures haineuses.

Ils roulèrent tous les deux sur le linoléum de la cuisine. Hervé saisit un couteau scie et les deux hommes s’empoignèrent de longues minutes à même le sol. Le couteau scie glissa de la main d’Hervé, qui se releva et courut dans le salon, poursuivi par Marc, l’arme blanche à la main.

Hervé se retourna vivement, assomma Marc d’un puissant coup de poing, se ressaisit du couteau et le planta dans l’abdomen de son ami. Ce dernier saisit Hervé à la gorge, qui, privé de souffle, lâcha le couteau, toujours planté. Il posa sa main droite sur le bureau, sur son massicot, que Marc actionna promptement, faisant voler l’auriculaire et l’annulaire droits d’Hervé, qui atterrirent sur le tapis moelleux aux motifs nordiques qui ornait son living.

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J’essayai donc de mettre de l’ordre dans mon esprit. C’était le seul moyen de savoir où tout cela allait me mener. Les doigts coupés, la bouteille d’azote, Eva, l’obsession de la perte d’identité, et toutes les symboliques diverses et variées que je pouvais mettre dans ces visions obsédantes.

Pour cela, j’étais allé voir un ami psychiatre, et, après m’avoir longuement écouté, il en conclut

« Mon pauvre, soit tu es un grand malade, soit tu es un grand écrivain ».

Il me demanda toutefois si j’avais l’intention, un jour, de passer à l’action, puisque j’avais acheté une bouteille d’azote.

J’ai du tenter de le rassurer, tant bien que mal.


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Marc gisait, dans une flaque de sang rougeâtre et gluant, le couteau planté dans son foie dressé presque fièrement vers le plafond blanc.

Hervé pissait le sang et s’était fait un garrot au niveau de l’avant bras droit pour ne pas trop se vider. Il avait retrouvé ses deux doigts, qui gisaient sur le tapis, et s’apprêtait à les mettre dans le congélateur (il avait vu ça à la télé) quand on sonna à la porte.

« Police ! »

Hervé fut pris de panique. Il savait, cela dit, qu’il n’avait pas d’autre option que de les laisser rentrer.

Il se retrouva bientôt au service des urgences. On lui expliqua qu’il allait passer une nuit en observation, et que des inspecteurs viendraient l’interroger demain.

Hervé s’en foutait. Il était soulagé. Tout était fini.

Il avait tué Marc, et Marc était celui qui lui avait coupé les doigts. Cela ne pouvait être que lui. Marc. Le meilleur ami. Toujours présent. Toujours là. Tellement là qu’il a tellement bien consolé la femme d’Hervé que maintenant elle était avec Marc. Marc. L’ami parfait. Celui qu’il avait fait rentrer dans sa boîte pour l’aider à redémarrer après une grosse période de chômage. Marc. Celui qui voulait, finalement, à y regarder de plus près, prendre sa vie.

Et cette nuit, où ils veillèrent tous les deux, et où un doigt fut quand même coupé, était bien la preuve irréfutable de la culpabilité de cette ordure. Comme la nuit ou Hervé s’était attaché au radiateur, rendant ainsi impossible le fait qu’il s’auto-mutile.

Hervé était soulagé. Le cauchemar avait pris fin. On lui recoudrait demain matin à l’aube ses deux doigts de la main droite, conservés pour la nuit dans de l’azote. Il pourra ainsi recommencer à vivre avec au moins une main complète.

Hervé s’endormit sereinement sous l’effet des tranquillisants.

Le lendemain, très tôt, on le conduisit à la salle d’opération sans qu’il ne se rendre compte de grand-chose. Il était vraiment dans les vapes.

Cela dit, arrivé au bloc, il crut déceler, au moment où l’anesthésiste s’apprêtait à lui apposer le masque qui allait l’endormir, une sorte d’agitation inhabituelle dans le bloc.

Il crut entendre « il manque un doigt ! Il manque un doigt ! Vérifiez, vérifiez ! »

Puis il s’endormit profondément, tandis que le chirurgien regardait, perplexe, la petite boursouflure nette et cautérisée qu’il y avait en lieu et place du majeur de la main droite, à laquelle il devait recoller l’annulaire et l’auriculaire conservés dans l’azote.

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J’aimerai mettre mes idées dans de l’azote. Pour pouvoir les conserver au mieux et les ressortir au moment le plus opportun.

Je suis auteur pour la télé. J’écris des scénarios pour une série fantastique, vous savez, du genre « Les Contes de la Crypte », avec cette espèce de squelette qui présentait en faisant des mauvaises blagues de sa voix enrouée.

Je la trouvais super chouette cette histoire de doigts. Ca m’a complètement retourné la tête. J’y ai pensé nuit et jour.

Mais voilà, j’en suis au huitième doigt coupé et je ne sais pas comment tout cela va finir. La production trouve la fin trop bancale, le coup du meilleur ami psychopathe, ça sent vraiment le réchauffé, il faut trouver d’autre chose.

Le réchauffé mon cul, il veulent quand même pas que je me les coupe, les doigts, avec cette putain de bouteille d’azote que j’ai achetée, non mais bordel.

Je ne sais pas quoi faire. Huit doigts. C’est une belle avancée dramatique.

Tiens le téléphone sonne. C’est un sms d’Eva.

Dire que je suis à deux doigts d’écrire une super fin…

1 commentaire:

Anonyme a dit…

très sympa cette histoire, je suis juste déçue de la fin, j'aurai aimé quelque chose de plus... une truc fou mais qui colle quand même à la réalité (tu vois ce que je veux dire?) mais j'ai passé un moment très agréable encore à te lire!

vivement la prochaine!