lundi 13 novembre 2006

COMMENT SE PREPARER SEREINEMENT A LA MORT ?

Texte de Umberto Ecco, extrait du recueil "Comment Voyager avec un saumon"

Je ne suis pas sûr de me montrer d'une grande originalité en affirmant qu’un des problèmes majeurs de l’Homme consiste à affronter la Mort. Si la question est difficile pour les mécréants, les statistiques prouvent qu’elle embarasse aussi bon nombre de croyants de toutes les religions. Leur certitude d’une vie après la mort ne les empêche pas de trouver que la vie avant la mort est bien agréable et qu’il est détestable de l’abandonner. Aussi désirent-ils de toute leur âme rejoindre le chœur des anges. Mais le plus tard possible.

Que signifie « Etre-Pour-La-Mort », telle est l’évidente question soulevée ici. La pose, c’est reconnaître tout bonnement que les Hommes sont mortels. Facile à dire tant qu’il s’agit de Socrate, mais dès que ça nous concerne, c’est une autre paire de manches. Le moment le plus difficile sera celui où nous saurons que, pour un instant encore, nous sommes là et que l’instant d’après, nous n’y serons plus.

Récemment, un disciple soucieux (un certain Criton) m’a demandé : « Maître, comment bien se préparer à la Mort ? »

« Une seule solution. Etre convaincu que tous les gens sont des couillons, » ai-je répondu.

Devant la stupeur de Criton, je me suis expliqué. « Vois-tu, comment peux tu marché à la mort, même en étant croyant, si tu songes que, au moment où toi tu passes de vie à trépas, de beaux et désirables jeunes gens des deux sexes dansent en boîte et s’amusent follement, des scientifiques éclairés percent les derniers mystères du cosmos, des politiciens incorruptibles s’emploient à créer une société meilleure, des journaux et des télévisions ont pour seul but de donner des informations dignes d’intérêt, des directeurs d’entreprises responsables s’ingénient à ne pas polluer l’environnement et à nous redonner une nature faite de ruisseaux potables, de montagnes boisées, de cieux purs et sereins protégés par un ozone providentiel, de nuages moelleux distillant les douces pluies d’antan ? Si tu te dis que toutes ces choses merveilleuses se produisent pendant que toi tu t’en vas, cela te serait proprement insupportable, n’est ce pas ? »

« Mais essaie un instant de penser que, à l’instant où tu sens que tu vas quitter cette vallée, tu as la certitude inébranlable que le monde (six milliards d’êtres humains) est rempli de couillons, que ceux qui dansent en boîte sont des couillons, des couillons les scientifiques qui croient avoir résolu les mystères du cosmos, des couillons les politiciens qui proposent une panacée pour tous nos maux, des couillons les pisseurs de copies qui remplissent nos journaux d’ineptes et vains potins, des couillons les industriels malpropres qui remplissent la planète. En cet heureux moment, ne serais-tu pas soulagé, satisfait d’abandonner cette vallée de couillons ? »

Criton m’a alors demandé : « Maître, quand dois-je commencer à penser ainsi ? – Pas trop tôt lui ai-je répondu, car penser à vingt ou trente ans que tous les gens sont des couillons, c’est être soi-même un couillons qui n’accèdera jamais à la sagesse. Il faut y aller mollo, commencer en se disant que les autres sont meilleurs que nous, puis évoluer peu à peu, avoir les premiers légers doutes vers la quarantaine, réviser son jugement entre cinquante et soixante ans, et atteindre à la certitude alors qu’on va vers ses cent ans, mais en se tenant prêt à partir, tous ses comptes à jour, dès réception de la convocation.

« Seulement voilà. Acquérir la certitude que les six milliards d’individus sont des couillons, est le fruit d’un art subtil net avisé, qui n’est pas à la porté du premier Cébès venu, avec son anneau à l’oreille (ou dans le nez). Cela requiert du talent et de la sueur. Il ne faut pas brusquer les choses. Il faut y arriver doucement, juste à temps pour mourir sereinement. Mais la veiller, on doit encore penser qu’il existe un être, aimé et admiré de nous, qui lui n’est pas un couillon. La sagesse ultime sera de reconnaître au bon moment – et pas avant – que lui aussi est un couillon. Alors seulement, on pourra mourir.

Donc, le grand art consiste à étudier petit à petit la pensée universelle, à scruter l’évolution des mœurs, à analyser jour après jour les médias, les affirmations d’artistes sûrs d’eux, les apophtegmes de politiciens en roue libre, les démonstrations de critiques apocalyptiques, les aphorismes de héros charismatiques, en étudiant leurs théories, propositions, images, appels, apparitions. Alors seulement à al fin, tu auras cette bouleversante révélation : ce sont tous des couillons. Et tu seras prêt à rencontrer la mort.

Jusqu’au bout il te faudra résister à cette insoutenable révélation, tu devras t’obstiner à penser qu’on profère des choses pensées, que tel livre est meilleur que les autres, que tel guide du peuple veut vraiment le bien commun. C’est le propre de notre espèce, c’est naturel, c’est humain de refuser de croire que les autres sont indistinctement des couillons. Sinon, en quoi la vie vaudrait-elle la peine d’être vécue ? Mais à la fin, quand tu sars, alors tu auras compris en quoi cela vaut la peine –en quoi c’est splendide, même– de mourir. »

Criton m’a regardé et m’a dit : « Maître, je ne voudrais pas prendre de décisions hâtives, mais je vous soupçonne d’être un couillon. »

« Tu vois, ai-je répondu, tu es déjà sur la bonne voie. »

1997

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