lundi 3 avril 2006

LA PLUME DU PETIT SAUVAGE - NOUVELLE: THRILL IS GONE

Pourquoi fuir ?

C’est bien la première question que je me suis posée, au moment d’engager ma carte d’embarquement dans le lecteur optique de l’aéroport, à l’entrée de la passerelle qui mène au gros Boeing.

L’hôtesse était d’une beauté courtoise et bienvenue. Je fus saisi d’une soudaine envie de lui sourire, voire même de la séduire, comme si son chaleureux bonjour cachait un intérêt pour moi, derrière les classiques obligations du métier. Comme toutes les hôtesses, elle possédait ce charme diffus, créé par l’uniforme, féminin mais strict, les jambes galbées dans de fins collants sombres, avec leurs genoux juste suggérés, et surtout leur rôle si éphémère et soudain dans la vie des passagers. Aussitôt aperçue, aussitôt disparue. L’insoutenable légèreté de l’être…

Pourquoi fuir ?

J’avais passé plus de cinq semaines terré dans mon appartement de la rue Lepic, niché au dessus de l’entrée des loges du Moulin Rouge, à Paris. Ces cinq semaines là, je les avais consacrées à pleurer, beaucoup, à écrire, un peu, et surtout à déguster le va et vient des danseuses de tous pays, devenant sur la scène du célèbre Moulin les beautés du Tout Paris.

Durant ces cinq semaines-là, j’avais aussi passé beaucoup de temps à jouer. A jouer de la guitare. J’avais délaissée ma vieille Fender Telecaster depuis tant d’années, que, la première fois où je l’ai reprise, toute désaccordée, j’ai eu le sentiment qu’elle ne m’avait même pas reconnue. L’ampli toussotait comme un cancéreux en fin de partie, et la pédale wahwah wahwahtait toute seule.

J’avais joué tous les jours pendant cinq semaines. Rien que pour moi. Du blues simple et nu. Bien souvent, je me contentais de partir des trois accords de base, joué en quatre temps, puis, je laissais aller mes doigts et ma mélancolie.

Trois accords de base. Quatre temps. Cinq semaines. Et des dizaines de bombes sexuelles venues de l’Est pour danser le cancan devant des touristes japonais éberlués par le Gai Paris.

Il était temps de faire bouger les choses.

Le blues c’est d’ailleurs la musique du mouvement. La régularité de ses thèmes principaux rappelle le rythme lancinant des machines à vapeur. La liberté de ses improvisations évoque les grands espaces, et la destinée de ceux qui marchent toujours hors des sentiers battus Les histoires racontées par BB King, T-Bone Walker, ou John Lee Hooker, sont toujours celles d’hommes brisés, qui fuient ou cherchent quelque chose.

J’étais blanc, j’avais plein de tâches de rousseur. Je n’étais jamais allé aux Etats-Unis Je me contentais de gratter ma Telecaster seulement lors des soirées entre potes du week-end.

Mais bon sang, qu’est ce que je comprenais le blues.

C’est pour ça que je suis parti.

Je m’étais fait largué, une fois de plus, par celle que je croyais être, une fois de plus, la femme de ma vie.Ce n’était que la vile et banale répétition des choses. Je commençais toujours par une flamboyante partie de séduction, qui se transformait en un engouement exclusif et étourdissant pour la nouvelle élue, puis, après…. Après…. Seulement…

« Seulement y a la vie, Seulement y a le temps,
Et le moment fatal où le vilain ami
Tue le prince charmant »

Comme disait Claude Nougaro

« L'amour, mon bel amour, il ne vaut pas bien cher contre un calendrier », et, au fil de l’éphéméride, il était devenu fragile et … éphémère.

Le frisson, le beau frisson de la belle histoire, s’était donc tu, sans doute était-ce de ma faute, de toutes façons, ça devait bien l’être.

Le frisson était parti. « The Thrill is Gone », en anglais. Un morceau extraordinaire de BB King. Un blues symphonique, où le son rauque de la guitare est adoucit par les envolées de violons tapies derrière, et la voix puissante et chaude du roi du Blues.

Aujourd’hui, j’aimerais des envolées de violons pour adoucir mon gros coup de blues.

Le frisson était parti, et elle partit aussi. Bientôt elle me remplaça par un autre. Et je la remplaçai par ma vieille Telecaster, que je n’avais pas touchée depuis 2 ans et demi, depuis que je l’avais rencontrée.

Ma Telecaster et moi, on a donc pris l’avion.

On était nez à nez devant l’hôtesse à la beauté aimable, quand tout à coup, je me suis demandé pourquoi je fuyais. Qu’espérais-je trouver, après tout, là-bas ? Rien de plus qu’ici. Le pire, c’est que j’avais abandonné mon poste de vigie des coulisses du Moulin Rouge. Mon travail ce n’était pas grave, j’avais pris un congé sans solde. Mais pourquoi ? Pourquoi partir ?

« Monsieur ? Monsieur ? Puis je voir votre pièce d’identité s’il vous plait ? »

L’hôtesse m’extirpa de mes pensées. Elle avait de jolis yeux noisette, et des cheveux de jais.

C'était peut être elle la femme de ma vie.

Je lui tendis mon passeport et passai l’entrée de la passerelle.

Me voici rentrant dans le gros Boeing. Direction la Louisiane.

La Louisiane, ça m’avait paru logique. Le pays du blues, le pays du jazz, des américains cajuns, et de leur drôle de dialecte francophone. Un pays récemment ravagé par un gigantesque cyclone, au prénom bien féminin, tout comme moi, finalement. Au pays du blues, où tout est à reconstruire, j’avais peut-être une chance de me reconstruire aussi.

J’ai fini par atterrir à la Nouvelle Orléans. On était à la mi-journée, magie du décalage horaire ! Je m’étais trouvé un petit hôtel dans le quartier français, le seul quartier de la ville à avoir été a peu près épargné par le cyclone ravageur.

Dans le taxi, je pouvais voir les innombrables cicatrices laissées par la nature, et surtout par l’incapacité honteuse du gouvernement américain, totalement paralysé et inefficace dans la gestion de cette crise impardonnable.

L’air était moite, mais la ville grouillait d’activité. Des notes de musiques volaient dans le ciel lourd, et venaient se coller à mes tympans avides. Même les klaxons des voitures semblaient écrire une gigantesque partition.Des gosses faisaient quelques pas de hip-hop sur un trottoir. En face, sur l’autre trottoir, un démuni esquissait, infatigable, quelques pas de claquettes, pour récupérer quelques pièces, qui lui paieraient un verre de bourbon et un bout de poulet.

J’arrivais bientôt à l’hôtel, prenant juste le temps de poser ma valise, et de me rafraîchir en buvant cul sec un Dr Pepper. La pire des idées, quand on cherche à vraiment se rafraîchir, tellement ce soda est lourd et sucré. A la fin de la canette, j’avais encore plus soif qu’en l’ouvrant. Je décidai donc de passer boire une bière dans le premier bar qui croiserait ma route.

Il la croisa bientôt, et me voici donc accoudé au comptoir du « Bottleneck Whisky Bar and Live Music », désert, sombre, et envahi d’une vieille odeur de tabac froid.

Je sirotais les bulles fraîches de ma Budweiser tout en parcourant les idées fraîches du guide francophone de l’office de tourisme. D’après de dernier, il fallait que je descende vers le sud, dans les bayous. Voir des alligators et des ragondins. Respirer un air encore plus étouffant. M’enfoncer dans la mangrove. Caresser les ailes du delta du Mississipi. Respirer le blues.

Un petit papier était collé sous mon verre vide.

« Tonite Jam Session Free Access to All Musicians »

Oh oh. Ca commençait bien. Ma Telecaster et moi, on serait de sortie ce soir.

Je suis rentré à l’hôtel, noyer mon corps bouillant sous une douche glacée.

Je me suis habillé simplement, j’ai accordé ma Telecaster, je l’ai rangée dans son vieil étui, et je suis sorti.

Eleonor, une belle afroaméricaine, qui tenait la réception de l’hôtel, m’adressa un sourire. Elle avait des dents blanches immaculées et des yeux noirs et profonds comme l’infini durant une nuit sans lune. Son corps d’ébène était doucement caressé par une robe en lin fine et souple, qui laissait deviner l’œuvre parfaite d’un sculpteur inspiré.

« Are ya goin’ to the jam session? »

Eh oui. J’y vais.

Au « Bottleneck Whisky Bar and Live Music », l’odeur de cendres chaudes avait remplacée celle de tabac froid. La salle était bien remplie, par une clientèle hétéroclite à l’abord chaleureux. En quelques dizaines de minutes, j’avais rencontré des mexicains en lune de miel, des allemands en short, des canadiens en séminaire d’orthopédistes rééducateurs, des cajuns hilares, et des blacks volubiles.

C’est avec un trio de cajuns avenants que je m’attablai, et me lançai dans une vaste campagne de relance de la consommation du Southern Comfort, une liqueur de whisky chaude et caramélisée absolument délicieuse et méconnue.

Les cajuns m’expliquèrent dans un français croustillant et imagé le principe de la jam session. Une base de musiciens était toujours présente sur scène et jouerait toute la nuit la plupart des standards du blues, du rural blues des années 30/40 aux notes écorchées et ravageuses de Stevie Ray Vaughan. Selon le feeling, chacun pouvait, à tout moment, rejoindre la scène avec son instrument, pour apporter sa pierre à l’édifice musical de l’instant.

Chuck Berry, « You never can Tell », immortalisé au cinéma par la danse frénétique d’Uma Thurman et de John Travolta, sous la caméra amoureuse de Quentin Tarantino. Bon début. Le groupe entama les premiers accords, un vieux black aveugle rejoignit bientôt la scène, aidé par son fils –ou même son petit fils- et s’installa au piano. C’était parti pour huit minutes de plaisir, durant lesquelles un vieillard non-voyant rentre dans une transe quasi mystique en inventant une nouvelle forme de langage à l’aide des touches noires et blanches d’un vieux Steinway poussiéreux.

Memphis Slim et ses compositions rudes et abruptes étaient au programme de la suite, avec des harmonicistes insoupçonnés et mémorables. L’un avait le parfait look de l’agent administratif moyen, et il cachait pourtant une rage communicative, et terriblement rythmée. L’autre était une dame blanche d’une cinquantaine d’annés, qui, à force de déhanchements, perdit sa jupe aux douteux motifs léopard, ce qui déclencha le fou rire d’un public conquis et électrique.

Le quatrième morceau, était, sans même que je le sache, la réponse à ma question : pourquoi fuir ?

Dès les premières notes, je l’avais reconnu. BB King. The Thrill is Gone. Bon, il n’y avait pas de violons, mais tant pis. Je devais y aller.

La Telecaster avait assisté au début du concert hors de son étui, et elle trépignait d’impatience de se brancher sur un bon ampli et de faire péter un solo qui enflammerait toutes les bouteilles de bourbon du quartier.

Le groupe jouait les accords d’intro quand je suis monté sur scène. Un petit blanc de même pas trente ans et plein de tâches de rousseurs, voilà qui dessinait obligatoirement un sourire sur les têtes des quatre vieux routiers du blues qui m’accueillaient dans leur trip. Ben quoi, Eric Clapton, il est blanc, non ?

Je branche la guitare. Le groupe reprend la boucle d’intro.The Thrill is Gone. Le frisson est revenu. Je revis. Cela fait presque six semaines que je n’avais pas senti mon cœur battre.

Mes doigts tremblotent mais malgré tout, mes accords sont sûrs. Je joue du BB King à la Nouvelle Orléans, un peu secoué par tout le Southern Comfort que j’ai bu, mais désespérément heureux de vivre ce rêve de gosse.

Je laisse la basse et le piano faire leur solo. Une minute pour souffler. Une minute pour se retourner et voir qu’un violon vient d’arriver. Un violon, et une violoniste.

C’est Eléonor, la réceptionniste. Elle me regarde et me sourit.

Elle sera l’envolée de violon tapie derrière ma guitare rauque.

C’est peut-être elle la femme de ma vie. Non ?

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