dimanche 7 mai 2006

LA PLUME DU PETIT SAUVAGE - NOUVELLE : "LES CHEVAUX DE GLACE"


Il fait froid. Si froid.

Je peine à me réveiller. J’ai l’impression d’avoir dormi des jours entiers. Petit à petit, je reprends conscience.

Que s’est-il passé ? Où suis-je ? Un rapide coup d’oeil flouté autour de moi ne me donne que peu d’informations. Je ne vois que de la neige. Autour de moi, au-dessous de moi, au-dessus de moi.

Je crois que je suis dans une sorte d’igloo.

J’essaye de bouger. Mes bras sont engourdis mais répondent. Ma jambe gauche reste immobile. A demi allongé sur ce tapis de neige blanche, je tente de lever la tête pour voir ma jambe. Sous elle, la neige n’est plus blanche, mais rouge. Ma cuisse est déchiquetée, et je comprends bientôt que le froid si prenant qu’il règne ici a en fait sans doute été mon sauveur, puisqu’il a anesthésié et cicatrisé ma plaie.

Il faut que je comprenne ce qu’il s’est passé et pourquoi je suis là. D’ailleurs, c’est où là ?

Je me concentre.

J’habite Paris, mais, vraisemblablement, ce n’est pas à Paris que je suis.

Je suis parti en voyage alors. Ca y est, ça me revient.

Je suis parti en Mongolie. Je devais y aller pour mon travail. Je suis organisateur de séjours d’aventures. Les gens viennent me voir pour s’offrir des trekkings à pied, à cheval, en chameau, dans des contrées lointaines et inhospitalières, à la recherche de sensations fortes qui pourraient leur faire oublier le quotidien monotone de leurs vies occidentales.

Je suis arrivé en Mongolie il y a trois jours. C’est l’hiver. Je devais faire des repérages pour un nouveau parcours de trek.

Réfléchir me permet de retrouver rapidement toutes mes facultés. Il faut que je comprenne ce qu’il s’est passé ici. Pourquoi est ce que je suis enterré sous la neige, avec une balle dans la cuisse ?

Je suis entouré par le silence. J’entends mon cœur qui martèle mes tempes. Je sens mon souffle rebondir sur mon toit de neige. Je n’ai pas mal. J’ai froid. Je dois sortir de ce trou.

Qu’est ce qu’il me reste ? Je suis habillé d’une combinaison d’hiver, et d’un long anorak molletonné. Je fouille dans mes poches. J’ai un téléphone portable. Il n’a plus de batteries. Je ne trouve rien d’autre.

Lentement, avec mes mains, je commence à gratter la neige qu’il y a au dessus de ma tête. Je suis dans une sorte de petite bulle, une mini crevasse, et une dizaine de centimètres sépare mon visage du manteau de neige qui me recouvre. Comme il n’y a pas beaucoup d’oxygène dans ce trou, cela ne doit pas faire très longtemps que je suis là, sinon, je serai mort étouffé.

La neige au dessus de moi est fraîche et molle. Je n’ai pas de peine à la creuser, même si elle retombe sur mon visage qui s’engourdit peu à peu.

Je vois bientôt le jour.

J’ai du tomber dans une « bulle de neige ». C’est un phénomène courant en Mongolie. Une première couche de neige, très épaisse, et durable, se transforme peu à peu en un solide tapis de glace. Une seconde couche, molle, reste en suspension sur cette première couche, et cela fait un peu comme des sables mouvants. Par endroits, on s’enfonce dans cette couche molle, et on se retrouve coincé entre la couche molle et la glace. Si la neige tombe à ce moment là, on est bientôt totalement enseveli.

Petit à petit je m’extirpe. Le vent souffle, épais de neige, et assez violent. Je me hisse de ce qui aurait pu être mon cercueil de glace et rampe difficilement sur quelques mètres, laissant une traînée rougeâtre derrière moi.

Je suis vivant, mais je ne sais pas si c’est une bonne nouvelle. Blessé, perdu dans un immense désert de glace balayé par un blizzard tenace.

Je me souviens de ma joie de repartir en Mongolie. J’y suis allé souvent, en été comme en hiver, et j’aime ce pays immense et son peuple nomade. En Mongolie, le temps passe lentement, on ne le sent même plus passer, il glisse sur les paysages infinis des steppes. C’est un pays rénovateur, un pays où j’aimais me ressourcer, me replonger dans les racines authentiques d’un peuple millénaire.

Je me souviens des longues chevauchées, des nuits dans les yourtes passées à écouter mille légendes, je me souviens de l’agneau cuit sur les pierres chaudes, et du lait de jument fermenté.

Je me souviens de la capitale, Oulan Bator, prise entre « l’ours russe » et le « dragon chinois », comme ses habitants aiment à le souligner. Cette ville est tiraillée entre le respect de la tradition et les colifichets de la modernité « à la russe » ou « à la chinoise ». Mafias locales, drogues, trafics d’alcool et prostitution ont petit à petit dévasté le miracle économique de la Cité.

Je suis arrivé il y a trois jours, pour mon dixième séjour en Mongolie. Je me souviens de la précipitation de Lutaa, mon contact sur place. Il voulait vite partir faire le repérage. A peine arrivé à l’aéroport, j’étais embarqué dans les préparatifs, pour un départ prévu le lendemain à l’aube. C’était assez inhabituel. En général, nous passions toujours deux ou trois jours à Oulan Bator, avant de partir dans la steppe. Nous en profitions pour faire la fête, pour danser dans les clubs mongols, qui passaient exactement la même musique que les discothèques parisiennes. Nous allions aussi souvent dîner dans un excellent et inattendu restaurant français, tenu par deux Corse, fiers d’avoir « la seule véritable table française entre Moscou et Pékin ».

Voilà, en général, ce que nous faisions, avec Lutaa, le roi du trafic en tous genres, qui pouvait tout trouver en un temps record. Un contact local devenu un ami au fil du temps. Mais, cette fois-ci, Lutaa était pressé, comme s’il voulait fuir ou éviter quelque chose. Ou quelqu’un.

Penser à tout cela me permet de me maintenir conscient. Je sais que si je sombre dans l’inconscience, je ne me réveillerai jamais. Comme Lutaa.

Je suis en face de lui, et il est mort. Il est nu, son corps est gelé, criblé d’impacts de balles qui forment plein de petits cratères de sang séché.

Un peu plus loin, deux autres corps, nus eux aussi. Son assistante, et notre chauffeur.

Voilà sans doute ce que Lutaa voulait éviter. Dans sa multitude d’activités et de trafics, il ne devait pas avoir que des bonnes fréquentations. Une transaction qui avait mal tournée s’était sans doute soldée ici.

Notre 4x4 n’est plus là. Il y a des traces de pneus dans la neige fraîches, mais elles doivent déjà dater de quelques heures, car elles sont pratiquement recouvertes.

Des hommes nous ont sûrement suivis, et nous ont arrêtés pour nous abattre. J’ai dû tenter de m’enfuir, ils m’ont blessé à la cuisse, et dans ma course, j’ai dû tomber dans une « bulle de neige ».

Ils m’ont laissé pour mort et ils sont repartis. Ou alors ils ont fait exprès de me laisser en vie, pour que je meurs lentement, très lentement, du froid et de ma blessure.

Cette pensée m’a donné le vertige, et j’ai failli m’évanouir. Je ne dois surtout pas penser à ma mort. Si j’y pense, je vais mourir.

Je dois penser que je vais vivre. C’est la seule infime chance que j’ai de m’en sortir.

J’essaye de rallumer mon portable. Même si je ne peux joindre personne, peut être qu’il va émettre un signal qui permettra à quelqu’un de me repérer.

Il ne se rallume pas.

Je suis ridicule. Personne ne viendra me chercher. Personne ne sait que je suis là. Le vent et sa neige dense empêchent de voir à cinq mètres. Je suis blessé et perdu dans une immensité blanche et paisible.

Je serai mort demain. Ou cette nuit.

Pourquoi sommes nous venus ici déjà ? Pourquoi dans cette partie de la steppe précisément ? Y avait-il une raison précise ? Peut-être que cette raison pourrait me sauver…

Nous en avions assez de faire le désert de Gobie en long et en large, alors nous avions décidé de développer des treks autour de légendes locales.

Lors d’une veillée, alors que nous fumions la pipe dans la yourte commune du campement qui nous accueillait, un vieillard nous a raconté l’histoire des Chevaux de Glace.

Le cheval a toujours eu une place capitale dans la culture mongole. Moyen de transport, outil agricole, source de revenus, source alimentaire grâce au lait des juments, et aussi ami, compagnon de route, de loisir, ou d’armes. Le cheval et le Mongol sont inséparables.

Aussi, beaucoup d’histoires parlent du cheval. Les troupeaux de chevaux sauvages, qui galopent à travers les steppes, sont toujours un signe salvateur et prometteur.

Le vieillard nous a raconté, ce soir là, l’histoire des Chevaux de Glace. Ils sont rapides comme le vent, et personne ne peut jamais les attraper. Ils sont le vent, ils sont la neige, ils sont l’hiver. Perdus dans le blizzard des steppes, certains ont pu les apercevoir. Ils sont d’un blanc immaculé, et leurs yeux, brillants comme des diamants, sont d’un bleu glacé. Ils ont une longue crinière et une longue queue, desquelles tombent des flocons de neige fraîches. Ce sont les Chevaux de Glace, qui parcourent les steppes vierges de la Mongolie au creux de l’hiver, quand tout est froid et blanc. Aucun homme n’a jamais pu en monter un.

Je me souviens que Lutaa et moi étions parti sur les traces des Chevaux de Glace.

J’ai de plus en plus de mal à penser et à réfléchir. Mon esprit s’engourdit, comme mon corps, de plus en plus raide. Je devrais peut être retourner dans le trou. Il y fera un peu moins froid, si je le recouvre à nouveau de neige.

En même temps, quel espoir me reste-t’il ? A quoi cela me servira, de me cacher sous la neige ? A survivre peut être deux heures de plus.

Je me retourne et me mets sur le dos. La nuit tombe. Le vent siffle, et la neige est en train de me recouvrir. Ma jambe ne me fait pas mal. J’ai froid. Je ne peux pas pleurer. Je ferme les yeux.

Il me semble entendre un bruit. Un bruit régulier, sourd, puissant. Comme une horde de chevaux au galop.

J’ouvre mes yeux et me redresse difficilement. Ils sont là. Les Chevaux de Glace. Leurs yeux sont comme des étoiles qui perceraient l’épais blizzard qui m’entoure. Ils passent au galop non loin de moi. Je peux voir leur souffle chaud sortir de leurs naseaux glacés. Leurs crinières et leurs queues leurs offrent des drapés majestueux. Bientôt, les voilà loin de moi.

Je referme les yeux. Je suis serein. Je sais qu’ils existent, et que, finalement, je n’aurais pas fait tout ça pour rien. Lutaa aurait été heureux de les voir.

Petit à petit, je m’assoupis.

Mais une présence chaude me réveille bientôt. J’ouvre les yeux. Un cheval penche sa tête au dessus de moi. Son souffle chaud réveille mon corps gelé. Il me regarde, et je suis apaisé. Il s’approche, renifle mon visage. Ses yeux sont bleus et lumineux. Son regard et doux. Il lèche mon visage. Il me réchauffe.

Les autres de la horde sont non loin de là, et attendent paisiblement.

Le cheval se couche près de moi, comme pour me réchauffer encore mieux. Je me blottis dans son épaisse crinière et je ressens toute sa chaleur vivante revigorer mon corps.

Puis, au bout d’un moment, il se relève et hennit. Il me regarde et hennit à nouveau. On dirait qu’il me fait signe. « Il faut y aller », semble t-il me dire.

Je me lève difficilement en m’aidant de sa présence. Je me hisse à ses jambes, à son flanc, à son garrot, et il ne dit rien, paisible. Lentement je passe ma jambe valide par-dessus son dos.

Alors le cheval hennit, et toute la horde s’est mise en route.

J’ai vite perdu connaissance.

Je me suis réveillé dans la yourte du vieillard qui m’a raconté l’histoire des Chevaux de Glace.

A mon réveil, il me sourit et me dit :

« Ce sont les gardiens de la steppe, et ils t’ont sauvé la vie »

1 commentaire:

Anonyme a dit…

allez, la suite!!!!!